Familles La mer ! Les vents ! - La guerre !
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Sommaire:
Article d'Yves de Boisanger, publié dans le bulletin de 2007
de l'Association Bretonne
Mémoires
( imaginaires et posthumes )
de Charles Bréart de Boisanger
(pouvant servir à l’illustration complémentaire de ce
que furent
la Compagnie des Indes,
le Port Louis et L’Orient
ainsi qu’une famille bretonne qui leur fut liée aux XVIIéme
et XVIIIème siècles )
Disons le tout net, ces mémoires sont apocryphes.
Mon lointain descendant à qui elles sont dues, s’est
essentiellement inspiré, outre des nombreux ouvrages hautement
documentés traitant des deux premiers points, du registre
journal dans lequel mon secrétaire a scrupuleusement recopié
la totalité de ma correspondance avec ces Messieurs de la
direction générale parisienne de la Compagnie au cours
de l’année 1703, correspondances qui portent en marge les
réponses dont on voulait bien me gratifier.
A ces sources majeures, sont venus s’ajouter, dans le plus grand
désordre, un certain nombre de lettres privées,
beaucoup d’extraits divers de procédures … ainsi bien sûr
qu’un assez joli contingent de légendes familiales
pieusement transmises au fil des générations ; la
dite piété faisant parfois mauvais ménage avec
la rigueur de l’historien.
Cet aveu étant fait, je n’ai toutefois pas cru nécessaire
de me retourner trop violemment dans ma tombe pour manifester un
quelconque mécontentement ; ce qui ne signifie nullement
que je garantisse tout ce qui suit.
Qui suis-je ?
Je suis né au Port Louis en 1650. Mon père, Jean, y
était « marchand de navire », c’est à
dire qu’il armait des navires pour la course lorsque le royaume
était en guerre et, dans le cas contraire, pour le commerce
lointain. Il cumulait cette occupation déjà prenante
avec la fonction de caissier de la récente Compagnie des Indes
mise sur pieds par le Roi Louis XIV et son tout puissant ministre
Colbert.
Mon grand père, Guy, qui ne portait encore que le nom de
Bréart, avait du arriver dans notre bonne ville aux tous
débuts du siècle. Lorsqu’il est mort, j’avais douze
ans et me souviens très bien qu’il était déjà
fort respectable. Il avait lui aussi beaucoup navigué. On le
disait « bourgeois de navire ». Ma grand’mère,
Marguerite Hamon était, pour sa part, issue d’une famille
port-louisienne fortunée. Est-ce à dire que Guy fut
simplement un marin d’agréable tournure grandi par un
mariage heureux ? Certainement pas. En ce temps là, le
mariage, tout comme le choix d’un état, était
considéré comme beaucoup trop sérieux pour que
l’on en abandonne le soin aux seules inclinations ! Tout
mariage, et le mien le sera, se décidait dans le cadre d’une
stricte politique de réseau et d’ascension sociale mûrement
réfléchie par toute la famille. Nous n’en aimions pas
moins, et tendrement, celles qui partageaient nos vies.
Cette stratégie était bien pensée puisque mon
père en épousant Louise Dondel de Brangolo, devenait
beau-frère de Thomas, notaire royal, avec lequel il put
organiser le regroupement et l’acquisition des landes marécageuses
du Faouëdic, en bordure du Scorf, avant de les revendre à
la Compagnie, le 31 août 1666. Ce terrain deviendra
« l’Enclos », point de départ de la
cité de L’Orient, et servira de port abrité,
d’entrepôts et d’ateliers divers.
Est-il vraiment utile de préciser que cette opération
foncière rondement menée ne fut pas mauvaise ?
Toujours est-il que notre famille prospérait de façon
satisfaisante. Une rue avait fini par prendre notre nom, au plus près
du port de La Pointe, fermant le pâtis de la citadelle :
l’actuelle rue de La Brèche. Nous y habitions et y avions
nos propres magasins. Nous avions acquis la ferme des devoirs du Port
Louis depuis 1664, c’est à dire que nous percevions les
taxes sur les alcools vendus dans la ville, ainsi que les fermes des
dîmes de Ploemeur, Plouhinec et Locoal à partir de
1674 ; en 1688 j’ai acheté au Roi (en réalité
à la Commission Intermédiaire de nos Etats, car, en ces
temps, la Bretagne votait ses impôts et décidait seule
des modalités de leur recouvrement … Cela ne vous fait-il
pas rêver ?), j’ai donc acheté le droit de
« moute » qui englobait un certain nombre de
« banalités » (moulins à vent et
à marée, fours et presses à huiles) ainsi qu’en
1689 le lucratif passage du Port Louis à Kernevel pour lequel
je me suis engagé à verser une rente forfaitaire de 810
livres l’an. Ce bac était de plus en plus prisé avec
le développement de L’Orient et je parviendrai en 1697 à
en racheter la rente pour 9720 livres après quoi je triplerai
le service du bac avec deux nouvelles embarcations. Ce faisant, au
risque de ternir mon image d’homme d’affaires avisé, je
pris la décision que soient transportés gratuitement
les habitants du Port Louis ainsi que leurs animaux. Les premiers
m’en surent gré.
Oui, nos affaires allaient bien. Si bien que, après m’être
largement entouré du conseil de ma parenté, je décidai
d’accepter la proposition que me firent les héritiers de
notre vieil ami François de la Pierre récemment décédé,
concernant l’achat de sa charge de secrétaire du Roi, maison
et couronne de France près la chancellerie de Bretagne. Cette
charge valait fort cher ; près de 30 000 livres tout de
même … mais son prix ne va pas tarder à tripler,
voir à quadrupler car il s’agissait de la plus sûre
et de la plus rapide des façons d’acquérir la
noblesse transmissible. Que n’a-t-on pas dit à ce sujet !
Qui n’a plus en mémoire la fâcheuse formule de Madame
la Marquise de Sévigné sur cette « savonnette
à vilains » …
Toujours est-il que je prêtai serment entre les mains du
chancelier Boucherat le 28 décembre 1692.
Un mot sur cette charge. Le rôle d’un secrétaire du
Roi était de : « rédiger par écrit
et approuver par signature et attestation en forme due toutes les
choses solennelles et authentiques qui (…) seraient faites,
commandées et ordonnées, constituées et établies
par les rois de France et leurs successeurs, soient livres,
registres, conclusions, délibérations, lois,
constitutions, pragmatiques sanctions, édits, ordonnances,
consultations, chartes, dons, concessions, octrois, privilèges,
mandements, commandements, provisions de justice ou de grâce
… ». J’espère ne rien en avoir oublié.
Tout ceci devait se faire à Rennes, siège du Parlement,
moyennant un traitement d’environ 1700 livres l’année,
somme absolument dérisoire compte tenu de l’investissement
constitué par l’achat de la charge proprement dite et des
frais qu’elle suscitait pour peu que l’on en remplisse les
obligations. A titre de comparaison, le concierge du Parlement
percevait 1800 livres l’an. Chacun aura donc compris que, même
en ajoutant le revenu du sceau et de la signature (tous frais exigés
des particuliers demandeurs), il n’y avait d’autre réel
intérêt que l’accession immédiat et de plein
pied au second Ordre : « perinde ac si eorum
nobilitas ab antiquo et ultra quartam procederet generationem »
… selon la formulation de l’édit du Roi Charles VIII qui,
on en conviendra, avait de quoi agacer les membres des familles
d’antique extraction !
Dans les faits, je n’avais bien sûr que fort peu de temps à
consacrer à cet emploi ; résidant au Port Louis et
bien souvent sur les routes de Nantes, de Brest ou de Saint-Malo,
j’avoue n’avoir que fort peu assisté aux audiences. Sur
les quinze secrétaires audienciers du moment, les rennais
suffisaient au travail de tous et nous leur abandonnions volontiers
les émoluments du sceau.
Pour en terminer avec cette question, je mourrai en charge au début
de l’année 1704 et mes descendants se trouvèrent donc
appartenir de plein droit à la noblesse. Mon fils aîné,
Charles II, pour qui j’avais acheté la charge de sénéchal
d’Hennebont lorsqu’il était encore écolier à
Vannes, revendra aussitôt celle de secrétaire du Roi. La
vérité impose de dire que notre coutume de Bretagne ne
reconnaissait pas si facilement « l’antiquité »
acquise par ce moyen : mon petit-fils Paul-Clément sera
toute sa vie considéré comme « anobli »
et ne sera pas admis à siéger aux Etats. Il faudra
attendre la triste affaire de Quiberon et que mon arrière
petit-fils Thomas s’y trouve fusillé au côté de
son cousin Gouicquet de Bocozel, fils de ma fille Claude, pour que la
société nous accorde d’être du même
pied ; un pied, c’est à dire un état, qui aura
d’ailleurs disparu entre temps.
Toujours est-il qu’après 1692, tout comme auparavant, je
poursuivrai ma principale occupation d’armateur et « négociant
des affaires de la mer » quand bien même mon âge
avancé m’aura contraint à pratiquement cessé
de naviguer. C’est à ce moment que s’est présentée
l’opportunité de la succession de mon ami Toussaint Bazin
démissionnaire de la direction de la Compagnie des Indes au
Port Louis. Il s’agissait d’une place autrement plus importante
que celle sur laquelle je me suis quelque peu étendu. Le
puissant ministre de la Marine, Monsieur de Ponchartrain, s’en
préoccupa en personne. Lorsque ma candidature fut avancée,
il écrivit ainsi à Monsieur de Mauclerc, ordonnateur du
port de L’Orient : « …faites moy sçavoir
ce qu’il fait actuellement, de quoi il s’est meslé
auparavant, s’il est riche et, en ce cas, quel
bien on croit qu’il ayt, s’il est homme d’esprit et capable de
travail. »
Monsieur de Mauclerc, bien que briguant cette nomination pour
lui-même, ne put lui celer qu’effectivement j’étais
riche ; que j’étais on ne peut mieux au fait des choses
de la mer que je pratiquais depuis mon enfance … et qu’il y
aurait mauvaise grâce à ne pas me reconnaître
d’esprit. Pour ce qui est du travail, il ne m’a jamais ni manqué,
ni fait peur.
Tout fut réglé en décembre 1702. Assez parlé
de nous ; il n’est que temps d’aborder le sujet autrement
intéressant de la Compagnie.
La Compagnie Royale des Indes Orientales
Pauvre Compagnie ! Oh, son nom fait rêver et j’ai
moi-même rêvé ! Pourtant, quand on pense à
ce que furent les « maîtres de barques »
de Penmac’h au temps du duché ; quand on veut bien
observer la richesse de nos concurrentes anglaise et hollandaise ;
quand on a encore en mémoires les brillantes réussites
des compagnies de Saint-Malo, de la compagnie des Moluques ou de
celle de Madagascar, on est en droit de gémir sur le triste
niveau auquel l’instauration d’un monopole, une centralisation
parisienne excessive et des guerres incessantes nous auront vite
conduits.
Que voulez-vous ? Une entreprise commerciale ne peut procéder
du seul fait du Prince, fut-il aussi grand que le Roi-Soleil et aussi
bien servi que par Monsieur de Colbert !
Nos premiers maux vinrent de là. Lorsque, au début des
années 1680, la Cour décida de contrer l’hégémonie
hollandaise en lui suscitant une rivale française, il ne se
trouva guère de nos bourgeois pour accepter de risquer leurs
deniers sur une aventure dont la direction leur échapperait.
Notre intendant de Rochefort, ce bon Monsieur Colbert du Terron,
l’écrit tout crûment au ministre : « Je
m’emploie à porter les principaux négociant de ce
pays et de Bordeaux à s’intéresser à cette
compagnie. C’est à quoi je vais travailler avec
peu d’espérance de succès parce que nos
négociants n’ont pas assez de force pour entrer
dans des affaires qui ne leur sont pas bien connues. »…
La force dont il s’agit n’est pas celle que l’on tire de la
fortune mais bien la force d’âme. Prendre des risques, nous
savions le faire … sous la seule réserve d’en faire le
choix et les calculs nous-mêmes.
Par le fait, Sa Majesté souscrivit pour 3 millions de livres
(… le cinquième du capital initial !) ; la Cour
mit 2 millions ; les gens de finances également deux,
mais à eux tous ; les cours souveraines en ajoutèrent
un peu plus d’un ; la riche cité de Lyon en risqua
autant à elle seule ; nos ports contribuèrent à
hauteur de leurs grandeurs …mais les véritables gens de
mer restèrent prudemment à l’écart. Ils
savaient trop bien, eux, combien la « grosse aventure »,
comme on disait, est déjà assez risquée comme
cela sans qu’il soit besoin de la confier à la direction de
têtes inexpérimentées, fussent-elles couronnées,
poursuivant des buts étrangers aux seuls impératifs du
négoce ! D’ailleurs, y compris celle du Roi, aucune
souscription ne fut jamais totalement versée. Tout au long de
mon court mandat, je me débattrai au milieu de problèmes
de trésorerie et de liquidité sans fin. J’aurai bien
souvent le plus grand mal à payer les fournisseurs et même
à verser les appointements des équipages … tant que
le profit des premières campagnes tarderont, nos financiers
rechigneront à honorer plus avant leurs signatures.
Et ces profits tardèrent effectivement.
C’est que la « grosse aventure » n’était
pas simple. Il s’en fallait de beaucoup ! Tout se conjuguait
pour la compliquer : la mer, les vents et la politique.
On a vite oublié cette époque où nos vaisseaux
leur étaient totalement soumis. Nous devions jongler avec les
alizés mais parfois ne pouvions attendre leurs caprices ;
c’est ainsi que, pour joindre les Indes, tantôt nous avions
latitude d’emprunter la voie directe longeant les côtes
africaines, tantôt nous devions aller chercher des vents
porteurs en tirant un bord jusqu’aux Amériques pour revenir
ensuite à passer le Cap de Bonne-Espérance, priant le
ciel qu’il ne soit pas trop tard pour le doubler ! Cette
dernière route était malheureusement la plus fréquente
pour les départs ; la première , Dieu merci, plus
coutumière pour les retours.
Notre calendrier se trouvait rythmé ainsi : l’automne
et l’hiver servaient à préparer vaisseaux et
équipages ; le printemps voyait leurs départs ;
au cours de l’été se situaient les retours des
bâtiments partis l’année précédente,
l’inventaire et la vente des cargaisons.
Ainsi, dès septembre, il fallait en priorité radouber,
c’est à dire calfater, caréner et réparer ces
coques qui nous revenaient en piteux état après 18 mois
de campagne dans les mers chaudes. Calfater, c’était refaire
l’étanchéité en garnissant d’étoupe
les coutures et les virures de bordage, les écarts, les abouts
et les gerces (non, je ne m’étends pas sur ces termes de
métier pour étaler ma science ; j’aimerais
simplement que l’on imagine la difficulté d’en dialoguer
avec ces Messieurs de Paris sans cesse à me demander pourquoi
tout n’allait pas plus vite et coûtait si cher …). Pour ce
travail je devais embaucher, par bateau, jusqu’à 40
charpentiers, 10 perceurs et 4 scieurs ! Ces artisans ne
demeuraient pas sur place, bien sûr ; je devais, pour les
réunir à temps, entretenir tout un réseau de
recruteurs allant de Rouen jusqu’à Bayonne, rendez-vous
compte !
Caréner, c’était débarrasser la coque des
mousses, de la barbe et des gravants qui s’y sont incrustés.
Certains tarets vous y avaient foré des trous à y
mettre le poing !
Réparer. Il arrivait (et ce fut le cas pour le Pondichéry
au cours de l’hiver 1703) que le vaisseau avait tant souffert qu’il
était devenu nécessaire de le lier, c’est à
dire que son ossature était à ce point distendue que
les ouvriers durent resserrer sa ceinture intérieure (sa
serre), pourtant chevillée à tous les couples par sa
face intérieure …
Pendant ce temps, le directeur que j’étais devait
s’enquérir, négocier et rassembler des
approvisionnements allant de la voilure aux accastillages en passant
par la nourriture, les boissons, les poudres et les caisses de
piastres ou de corail indispensables à nos échanges
futurs (24 caisses pour le seul Pondichéry) sans parler du
recrutement de l’équipage lui-même. Tout y était
sujets à mille problèmes : cordages sains et
voilures à récupérer sur d’autres bâtiments,
pains à cuire et à recuire (d’où leur nom de
« biscuits ») puis à tester, vins des
officiers et de l’infirmerie à se faire livrer de Bordeaux,
vins des matelots pour lesquels l’origine charentaise suffirait
quitte à les rallonger d’eau-de-vie … Pour toutes ces
choses, je devais en référer au siège parisien
qui n’y connaissait que bien peu et trouvait toujours la dépense
trop élevée ; en une année, ce seront 96
lettres que j’enverrai ; toutes recevront réponse,
heureusement plus rapide que vous n’imaginez : écrivais-je
un mardi, la signature de ces Messieurs de Paris se trouvait datée
du samedi suivant, rarement plus tard. De ce côté du
moins, je crois que vous auriez plutôt régressé !
La fin de l’hiver nous voyait guettant le ciel avec anxiété
car les départs devaient se faire en mars et au plus tard
avant la mi-avril pour ne trouver nos vaisseaux bloqués par la
mousson.
C’est alors que l’arrivée des beaux jours nous plongeait
dans l’angoisse des retours. Oh, cette angoisse !
Nous étions dans l’inconnue la plus totale. Apprenions-nous
un retour ami sur Bordeaux, j’y dépêchais un courrier
à bride abattue pour m’enquérir des nouvelles qu’il
pouvait peut-être me donner : vous aurait-on signalé
le Saint-Louis quelque part ? La Toison d’Or ne mouillait-elle
pas aux Canaries lors de votre passage ?
Angoisse !
L’Etoile d’Orient, partie de Pondichéry en octobre 1702
(cela, j’en étais certain grâce au rapport du
Saint-Louis revenu … le 25 juin 1703, voyez nos délais !),
n’avait pas été vu à Mascarin. Ayant manqué
cette isle, sans doute aura-t-elle été contrainte
d’aller chercher des vents jusqu’au Brésil ?
Et la Toison d’Or ? Elle n’a pas passé l’île
Bourbon ! Fasse le Ciel que le Seigneur nous la conserve !
Arrivera-t-elle le mois prochain ?
Angoisse. Nul ne s’étonnera des dons que je ferai chaque
année à notre paroisse du Port-Louis !
Sitôt qu’un vaisseau nous revenait, commençaient
l’immense labeur du règlement des litiges, des payes et
calculs des indemnités, celui des inventaires et bien entendu
de la vente de sa cargaison.
Pour commencer, le vaisseau demeurait quatre jours en rade, tout
l’équipage étant consigné par ordre des
officiers de santé. C’était le temps où je
m’enfermais avec l’écrivain (ainsi appelions nous les
actuels commissaires) pour étudier la totalité des
évènements survenus et arrêter sinon mes
décisions, du moins ce que j’estimais devoir obtenir des
Directeurs. Il n’y avait pas de campagnes sans morts, accidents
mutilants ou désertions ; je devais batailler pour
assurer la meilleur des justices au profit de nos marins, de leurs
veuves ou de leurs sœurs. Ce n’était jamais chose facile.
Cette justice me tenait à cœur du fait qu’ayant une longue
expérience des cruautés de la mer, j’étais
enclin à faire mon possible pour en adoucir les inévitables
conséquences. Aurais-je été de naturel moins
sensible que l’intérêt m’aurait amené aux
mêmes conclusions : comment aurais-je pu recruter nos
équipages et si aisément si je n’avais pas eu cette
ferme réputation de magnanimité ?
Le cas des déserteurs vous aidera sans doute à me
comprendre mieux. La vie du marin a toujours été des
plus pénibles. Lorsque nos vaisseaux touchaient une terre et y
mouillaient le temps d’un avitaillement de complément, il
n’était pas rare qu’il y ait matière à
désertion. Parfois le malheureux se trouvait repris avant que
l’on relève les ancres et une courte punition suffisait à
lui faire recouvrer la raison auquel cas, grâce au registre de
l’écrivain, l’amputation de sa paye demeurait minime.
D’autres fois, le déserteur n’était arrêté
qu’après les départs. Il se trouvait alors remis au
premier vaisseau de la Compagnie à relâcher en ces
lieux. Compté comme nouveau membre de l’équipage, il
y reprenait son service comme tout un chacun et, au retour, je tenais
à ce que sa paye rétribue la totalité des temps
travaillés, avant comme après son coup de folie. Nos
Directeurs ne l’entendaient pas de cette oreille : pour eux,
comme il se faisait sur les vaisseaux de Sa Majesté, le labeur
de ce malheureux devait être compté comme simple
punition de son crime ; à charge de reconnaissance de
n’être pas plus sévèrement châtié !
Les vrais gens de mer ne le savent que trop. Qui n’a jamais eu au
moins la tentation de tenter sa chance dans ce qui semblait être
un Paradis après des jours de furies ou de longues semaines de
mortel ennui ? L’eau-de-vie ne pouvait pas tout ! Et
puis, comme je l’ai dit, la dépense de quelques sols n’était
pas si grande qu’elle nous assure la facilité des
recrutements à venir.
Tout ceci étant arrêté, l’essentiel des
soucis revenait à la cargaison et à sa vente. Celle-ci
devait se dérouler à Nantes. J’avais donc à
organiser une première mise à terre ici, non au
Port-Louis mais à L’Orient où notre encore nouvelle
acquisition était toujours en travaux, pour inventaires et
vérifications puis l’acheminement par voies maritime ou
terrestre. Pour la première, il me fallait armer des barques
et, si l’on était en guerre, déjouer les corsaires.
Pour la seconde, il m’était nécessaire de regrouper
tout un train de charrois loués, bêtes et conducteurs,
jusqu’au pays de Rennes, puis organiser les étapes, gîtes
et relais par des routes épouvantables que Monsieur
d’Aiguillon n’avait pas encore entrepris de restaurer !
Songez qu’il nous fallait traverser la Vilaine par le bac …
Oh non ! Ces Messieurs de Paris qui me harcelaient de questions
sans fin et me pressaient d’annoncer des bénéfices
chiffrés, n’imaginaient certes pas l’effroyable complexité
de ma tâche ! Le ciel préserve le négoce
d’être dirigé par des financiers !
Bien entendu, j’allais en personne à Nantes et y demeurais
tout le temps des ventes.
En quoi consistaient nos cargaisons et quelles étaient ces
marchandises fabuleuses qui nous faisaient prendre de tels risques ?
Je vous entends : la porcelaine ? … Et bien, non. En ces
années là, cette porcelaine qui vous deviendra si
précieuse, était encore assez grossière et ne
nous était pas de grand valeur. Nous n’en chargions des
caisses qu’en guise de lest ; pour abaisser notre centre de
gravité ; car ce que nous allions quérir au loin
ne pesait pas assez lourd : du poivre, de la cannelle, toutes
autres sortes d’autres épices, du salpêtre, du café,
du bois de sapan et de la terre rouge dont notre industrie était
friande.
Voyons de plus près. Les épices ne vous surprennent
pas. L’engouement pour le café est, en revanche, assez
récent ; Monsieur Furetière ne vient-il pas d’en
écrire doctement : « Sa vertu est d’être
chaude et sèche et propre à l’estomac ; (cette
boisson) fortifie les membres et mondifie le cuir en desséchant
les humidités qui sont dessous et donne bonne odeur à
tout le corps. »
Mais le salpêtre ? Quelle idée ,
penserez-vous, d’aller quérir si loin cette moussure
verdâtre que l’on s’évertue à gratter tout au
long des dalles de nos escaliers ! … Et bien détrompez-vous,
le salpêtre, s’il n’était pas rare, nous était
précieux ; nous en faisions une immense consommation pour
nos poudres à canon. Dans nos entrepôts de L’Orient,
je faisais gratter et balayer soigneusement une fois l’an et ces
Messieurs des Poudres se déplaçaient en personnes pour
en vérifier la qualité et l’acquérir.
Néanmoins les quantités de salpêtre produites sur
place se trouvaient très insuffisantes et leur qualité
jugée médiocre, aussi devait-on s’en procurer sur les
bords du fleuve Gange ainsi qu’au Bengale. Pour vous en faire une
petite idée, mon mauvais salpêtre de récupération
dans l’Enclos, en janvier 1703, nous rapportera 44 920 livres …
Pour ce qui est du bois de sapan, dont les cales du Saint-Louis
contiendront environ 3000 bûches, sa valeur marchande n’est
pas si élevée ; supérieure néanmoins
à votre porcelaine et, surtout, infiniment plus pratique en
tant que lest.
Quant à la terre rouge, dont le Saint-Louis n’aura pas moins
de 42 sacs, elle ne cesse d’être réclamée par
toutes nos industries de la couleur. Ne m’en demandez pas plus :
elle se vend très bien et je suis négociant.
Au bout du compte, quel pouvait-être le bilan financier ?
Il n’est pas aisé de l’établir avec précision :
nous étions soumis à trop d’aléas et aurions
du avoir une trésorerie suffisante pour attendre qu’une
année de campagne faste vienne compenser, et au-delà,
une série de déboires. Tel n’était pas notre
cas.
Pour cette année 1703, je fis partir le Maurepas, le
Pondichéry et le petit Marchand des Indes après un
temps de croisière dont je parlerai plus loin ; à l’été
j’attendis le Saint-Louis, la Toison d’Or et l’Etoile d’Orient.
Le premier arriva le 25 juin et remplit toutes nos espérances.
Le second ne parut que le 13 octobre sous Belle Ile et l’inventaire
de sa cargaison me désespéra ; jaugeant 500
tonneaux, il ne ramenait que 300 000 livres de poivre : 15
tonnes ! Auxquelles ne s’ajoutaient que trop peu de cauris
pour compenser (ces cauris, petits coquillages des mers chaudes,
n’étaient cependant pas négligeables car nous les
vendions à d’autres compagnies, surtout bordelaises,
trafiquant avec l’Afrique où ils servaient de monnaie
d’échange. C’est bien grâce aux cauris que nos
officiers pouvaient disposer de bons vins.).
Globalement, l’excellente vente due au Saint-Louis aurait pu
permettre encore d’équilibrer vaille que vaille. Tout le
bénéfice reposait sur l’Etoile … et l’Etoile,
parti le 14 octobre de Pondichéry, sera pris le 26 mai par un
anglais de 60 canons, il ne reparut jamais.
Triste année 1703 ! La compagnie ne s’en remit pas ni
moi non plus puisque je devais tomber malade au début de
l’hiver et rendre mon âme au Seigneur en février 1704
…
Eh, oui ! Il y avait la mer, il y avait les vents, mais pour
notre malheur, il y avait également la guerre.
La guerre. Sur les trente-huit années que vécut notre
première Compagnie, nous eûmes 17 années de
conflits armés : la guerre avec la Hollande de 1672 à
1678, la guerre contre la ligue d’Augsbourg de 1689 à 1697
et, pour finir, cette guerre de succession d’Espagne qui aura
débuté en 1702 et s’aggravera en 1703 lorsque
l’alliance portugaise finira par nous faire défaut.
Vous avouerai-je que les premières ne me génèrent
pas vraiment ; tout au contraire : durant la guerre avec
les Hollandais, je fis mes premières armes sur un armement
corsaire appartenant à mon père qui m’amènera
jusqu’à Flexingue où nous fîmes une bien jolie
prise. Durant la seconde, si j’embarquai moins, je tirai de bons
bénéfices des armements de course que je finançais
déjà. La course était une bonne opération
sous la seule réserve de ne pas en être la proie …
Quand vint l’affaire d’Espagne, je dirigeais une compagnie de
proies et je connais des états plus confortables !
Certes, nos vaisseaux n’étaient pas sans solides défenses ;
un bâtiment de 500 tonneaux disposait de 40 canons. N’empêche
que ses manœuvres, trop lentes, ne lui offraient guère de
chance face à un loup des mers. Que dire lorsqu’ils
chassaient en meutes ! J’en sais quelque chose …
Que faire, lorsqu’une nuée de ces loups se met à
hanter nos côtes, allant jusqu’à s’embusquer à
l’embouchure de la Vilaine, rendant périlleuse la seule
traversée sur Belle Ile ? Songez qu’un transport en
barques qui demandait 16 heures par jolie brise jusqu’à
Nantes, pouvait alors exiger vingt trois jours à raser les
côtes du plus près que ne pouvait oser s’aventurer ces
gredins !
Durant l’hiver, il n’y avait personne ; à quoi bon
puisque l’époque des appareillages n’était pas
encore venue ? Mieux leur valait rester au chaud à mettre
la dernière main à leurs préparatifs … Dés
la fin février, il en allait tout autrement ! C’en
était une infection et d’une audace telle que nos barques ne
pouvaient plus même caboter. Quant à l’été !
L’heure des convois mixtes devenait obligatoire et je détestais
les convois mixtes. Un convoi, certes, nous garantissait une réelle
protection ; pour autant, il nous rendait dépendant de la
Marine du Roi et là, le bât blessait sérieusement !
Ce pour de multiples raisons, à commencer par celle que notre
priorité de négoce devait céder le pas aux
nobles buts des gens de guerre.
Dans un convoi, le commandement de l’escadre revenait de droit au
vaisseau de Sa Majesté.
Comprenez bien que nous étions deux espèces de gens de
mer aux antipodes l’une de l’autre.
Sur les vaisseaux du Roi, régnait le corps des officiers
« rouges ». Ceux de la Compagnie n’étaient
commandés que par des officiers « bleus ».
Les premiers appartenaient aux plus illustres familles du second
Ordre et cette couleur rouge de leurs uniformes rendait compte de la
fréquence de leur formation dans les rangs de l’Ordre de
Malte dont ils étaient bien souvent chevaliers. Les seconds,
ce fut mon cas et ce sera celui de mon fils Bertrand comme de mon
petit-fils Paul-Clément, ne seront jamais que du Tiers Etat ou
des anoblis.
Pouvions-nous nous entendre ? Oui, bien sûr, à
condition de rester « à notre place »,
ce qui ne nous souriait guère. Cela nous souriait d’autant
moins que nous étions chez-nous, que nous étions bien
les seuls à parler le langage de nos équipages, que
nous pratiquions cette mer et ces côtes depuis notre enfance …
et qu’au fond, l’école des galères de la mer
Méditerranée ne nous semblait pas justifier que l’on
nous toise de si haut. Les chevaliers « de la Religion »
passés au service du Roi n’avaient pas leur pareil quant au
courage ; c’étaient de rudes gaillards ; des
combattants d’une audace folle … Oui, mille fois oui. Nous
n’étions pas manchots non plus mais notre affaire était
de commercer sérieusement ; pas de mener joyeuses
guerres.
En cette année 1703, pour faire convoi, la Compagnie, sur mon
insistance, se décida à vendre le Maurepas à Sa
Majesté à seule fin que, devenu vaisseau de guerre et
armé en conséquence, il forme escadre avec notre
Pondichéry. Bien petite escadre ! Nous n’étions
plus au temps où ce type d’armement mixte nous permettait
d’aligner six vaisseaux solidement armés comme en 1695
(escadre commandée par le chevalier Serquigny d’Aché
qui nous fit la grâce de souper rue de la Brêche) ou en
1698 (escadre commandée par le chevalier des Augiers).
Le Roi nous envoya le chevalier de Fontenay, fort galant homme,
capitaine de frégate légère expérimenté.
Certes ; certes ; cependant, prêtez attention à
ce que m’adresse Monsieur de Pontchartrain, notre Ministre ;
notez les termes qu’il utilise : d’un côté pour
le Maurepas « Sa Majesté a donné le
commandement de ce vaisseau à monsieur de Fontenay »
et pour notre Pondichéry « Sa Majesté a
accordé à la Compagnie le sieur Mousnier, capitaine de
brûlot ». Le Roi « donne »
ou « accorde » … tout est dit.
Nous étions tous « gens du Roi »,
néanmoins, y compris dans ma propre maison, il est plusieurs
niveaux de gens.
J’aurai les meilleurs rapports avec le chevalier de Fontenay ;
j’oserai parler de cordialité. Pour dire le vrai, le profond
respect qu’il inspirait de la part des directeurs généraux
m’avait renseigné à temps sur son pouvoir,
l’importance de ses relations à la Cour et la longueur de
son bras. Un fort galant homme ; qui obtint un assez joli
contrat lui garantissant 6% sur la valeur des prises éventuelles
(contre 3% au sieur Mousnier), le droit d’embarquer 4000 livres de
pacotille pour son commerce personnel (contre 2000 livres au sieur
Mousnier) et la remise de tout frais d’armement.
Mieux valait être officier « rouge »,
n’est-il pas vrai ?
Quelles que soient ces inévitables difficultés pour
lesquelles j’avais à faire preuve d’infiniment de
diplomatie, la présence du chevalier n’avait pas que des
inconvénients. J’obtins qu’il m’accompagne à
Brest et sa présence me rendit plus aisée l’obtention
de croisières pour les temps d’appareillage et, surtout, de
retours.
Je vous entends ! « Croisière, dites-vous ?
En temps de guerre ? » … Non, non, ce ne sont pas
de vos croisières qu’il s’agit. On appelait, en ce temps,
« croisière » le fait, pour une escadre,
de « croiser », c’est à dire de tirer
des bords de long en large sans avoir idée d’aller d’un
point à un autre mais plutôt de contrôler un vaste
espace maritime.
En temps de guerre, ces croisières nous étaient
indispensables. L’objectif de telles opérations était
de purger les abords de nos côtes de tout corsaire au moment du
départ de l’escadre comme des retours de campagne. Lors des
départs, une fois à la mer, passés deux ou trois
jours de navigation, la détection de nos vaisseaux et leur
prise en chasse devenaient beaucoup plus aléatoires. On
pouvait commencer à respirer quelque peu. Il était donc
de la première importance qu’aucun « loup »
ne puisse tirer paisiblement ses bords à attendre sa proie à
vue de l’embouchure du Blavet. Telle était la mission
dévolue à nos frégates brestoises, toutes
relevant des gens du Roi et n’appréciant que fort peu
d’avoir à décider de leurs sorties en fonction des
impératifs du négoce.
Oui, la présence du chevalier de Fontenay à mes côtés
ne fut pas inutile. A force d’insistances, j’obtins que les trois
frégates de croisières initialement accordées
par la Cour, soient renforcées de deux autres mais, pour ce
faire, il me fallut en référer à Monsieur de
Pontchartrain en personne.
Une fois le principe acquis, il me fallut batailler encore pour que
le dispositif de sécurité corresponde bien à
nos besoins. Que ces frégates n’arraisonnent aucun
adversaire m’importait assez peu ; obliger ces maudits à
quitter nos eaux me suffisait. Bien entendu, les gens du Roi avaient
une toute autre appréciation : pour eux, l’essentiel
était de faire des prises, quitte à ce que leur chasse
les amène au diable et à ne plus surveiller notre
horizon.
La Compagnie voulait un solide molosse attaché aux sorties du
Blavet … nos Messieurs des frégates préféraient
le laisser courre des chasses dont ils étaient coutumiers !
Pour en finir avec ce sujet, le négoce finit par l’emporter
et mon plan d’être approuvé : trois bons
vaisseaux vinrent croiser au grand large, c’est à dire à
un ou deux jours de la côte (l’Ardant de 1100 tonneaux et 380
hommes, le Vermandois de 1000 tonneaux et 370 hommes, le Diamant de
900 tonneaux et 350 hommes) pendant que, entre ce filet - certes
impressionnant mais à trop grosses mailles - et nous, deux
frégates jaugeant 400 tonneaux (l’Hercule de trente canons
et l’Aurore de vingt quatre), rapides et manœuvrières,
pouvaient prendre en chasse tout ce qui se présenterait
d’hostile. J’obtiendrai même d’y adjoindre notre petit
Marchand des Indes car rien n’était de trop pour nous
assurer une mer libre, que ce soit au moment si crucial des départs
ou à celui tant attendu des retours.
Tous ces vaisseaux communiquaient entre eux par pavillons lorsqu’ils
étaient à vue ou, autrement, par des coups de canons
qui s’entendent fort loin sur l’eau. Une voile inconnue
était-elle aperçue par l’une des vigies, c’est au
canon qu’il lui était intimé l’ordre de se mettre
en panne pour qu’on puisse aller la reconnaître ;
qu’elle n’obéisse pas et une autre salve alertait
l’escadre qui, avertie de proche en proche, se rameutait en
quelques heures.
Le tout était au commandement d’un marin fameux, Monsieur
de Lharteloire, capitaine du vaisseau l’Ardant. Je le cite car,
ayant essayé de lui faire prendre une participation financière
à l’expédition de la Compagnie, espérant
qu’ainsi il aurait mieux à cœur d’en protéger les
opérations … il me répondit fort noblement que «
le Roi me paye déjà trop grassement pour qu’il me
soit besoin de vous en écouter ».
Ma charge de secrétaire du Roi m’avait certes fait accéder
au second Ordre, mais je demeurais avant tout un vrai bourgeois de
navires et n’en avait nulle honte !
Que vous dire d’autre qui puisse vous éclairer sur la
Compagnie et qui n’ait déjà été écrit
mille fois ? Il s’agissait de son crépuscule.
Lorsqu’elle renaîtra en 1719 à l’initiative de
Monsieur Law, plus dépendante de la finance que jamais, il
sera clair que les enseignements de nos expériences n’auront
pas été tirés ; mon fils Bertrand
continuera d’y être officier avec son bras en moins, celui
qui lui fut arraché par un boulet lorsque notre Pondichéry
affronta victorieusement le Cantorbury dans le détroit de
Sumatra. Le Roi lui aura accordé la Croix de saint Louis, ce
sera la première de la famille.
La Compagnie « Law » ne durera pas bien
longtemps ; chacun connaît la banqueroute attachée
à ce nom.
Pour autant, en 1785, Monsieur de Calonne décidait de la
recréer à nouveau. Il semble que ses idées sur
la mer et sur le négoce aient été enfin plus
proches des nôtres. Celles du Roi, en tous cas, étaient
toutes acquises à la marine … Pour son malheur, pour le
notre et celui du pays tout entier, on s’approchait d’un tout
autre crépuscule. Mon petit-fils, Paul-Clément aura
fini par cesser de naviguer après avoir eu l’honneur de
commander le Neptune en mer de Chine avant que la Compagnie ne le
vende au Roi pour ses guerres d’Amérique.
Oh ! Ces guerres !
Me permettra-t-on une dernière réflexion ?
Une compagnie de négoce du Port Louis aurait-elle eu plus de
chances que la Compagnie Royale des Indes Orientales ?
Mon intime conviction m’amène à répondre tout
à fait positivement et ce pour plusieurs raisons : le
Port Louis, c’est à dire l’ensemble des installations
sises dans l’estuaire du Blavet protégé par la
citadelle et, de façon plus lointaine encore que bien utile,
par Belle Ile et Groix, offrait une base idéale à ces
campagnes orientales. Largement préférable à
Saint-Malo parce que non dépendante de la Manche et de
l’Iroise ; largement préférable à
Bordeaux desservie par les mauvaises mers du golfe de Gascogne et
largement préférable à notre bonne ville de
Nantes trop enfoncée dans la Loire capricieuse.
Au Port Louis, nous étions au cœur du pays des marins de
naissance : nul besoin de chercher ailleurs les meilleurs
équipages.
Nous étions également au pays des toiles et des
cordages. Le lin, le chanvre surtout y étaient mieux oeuvrés
qu’en nul autre endroit.
Hennebont toute proche travaillait déjà les métaux
avec succès, profitant du charbon tiré de nos forêts.
Enfin, on ne le soulignera jamais assez, nous étions sans
gabelle : aucun impôt sur le sel et, du sel, nous en
faisions incalculable consommation dans tout ce qui concernait le
commerce par mer ; que ce soit pour conserver les denrées
à vendre ou pour ralentir la corruption des nourritures des
équipages. Le jour où notre Bretagne a du s’acquitter
de la taxe du sel, ses armements ont perdu le plus gros de leurs
avantages que vous appellerez « comparatifs »
(comme s’il pouvait exister des avantages sans qu’il y soit
comparaison !).
Bien entendu, je raisonne sur une vraie compagnie de négoce où
l’on saurait rester entre gens de mer. Entre bourgeois de navires.
Chacun aura pris soin de noter que ma réponse n’est positive
qu’en raison de la somme de supputations géographiques et
politiques.
Supprimez les secondes et vous ne pourrez compter que je souscrive.
Yves de Boisanger
( Qui en profite pour remercier ici Mademoiselle Marie Ménard,
de l’Université de Bretagne Sud, dont l’excellent mémoire
de maîtrise d’Histoire Moderne portant sur l’étude
de la correspondance de son aïeul tout au long de l’année
1703 aura servi de source principale à ces lignes.
Qui en profite également pour souligner combien il dort de
témoignages précieux dans trop d’archives familiales
inconnues dont plus d’une pièce devraient pouvoir servir de
travaux pratiques à nos étudiants pour le bénéfice
de la communauté toute entière.
… Et qui en profite encore pour souhaiter qu’un écrivain
de talent sorte enfin d’une ombre imméritée ces
bonnes gens du Port Louis ainsi qu’il est arrivé à
ces Messieurs de Saint-Malo.)
copyright Jacques Le Marois - Dernière modification: Juin 2008 - Vous êtes libre de piocher dans ces travaux. En échange je vous demande de citer vos sources et dans la mesure du possible de partager également vos travaux.
La page d'origine est https://www.lemarois.com/jlm/data/b01boisangermemoire.html
Il peut y avoir des compléments dans le tableau d'ascendance correspondant (b01)